Par Faustine Goldberg-Sigal

 

Cet article est le premier d’un diptyque – le second est accessible ici : Apprendre avec les familles de nos élèves.

 

Ceux qui lisent ce blog de temps en temps auront sans doute remarqué l’importance que j’attache au décloisonnement – voire aux décloisonnements au pluriel. Sans doute legs de ma formation universitaire et de l’éducation que j’ai reçu dans ma famille, je suis convaincue que le meilleur apprentissage se passe à la croisée des chemins et par la mise en perspective. Plus encore, je suis persuadée que l’on ne peut pas apprendre de manière véritablement sensée et transformative si l’on crée des espaces d’apprentissage étanches et stériles. 

 

Cela est vrai à mon sens pour tout apprentissage. Pensez à la métaphore de tomates élevées hors sol, ces tomates élevées à grand renforts artificiels pour maximiser rendement et prévisibilité. Vu de l’extérieur, on a bel et bien une tomate, et peut-être même qu’on s’en servira pour faire à manger. Mais si vous la passez sous le peigne fin d’analyses biologiques poussées, vous vous rendrez compte qu’il lui manque tous les nutriments qui font la richesse d’une bonne tomate. Elle sera également généralement de forme et de couleur très homogène, et quasi identique à la tomate voisine. Si vous regardez une belle tomate ancienne comme on en trouve sur les marchés d’été, vous verrez toutes sortes de couleurs selon l’angle auquel vous la tenez, des aspérités, des rondeurs, des manques, etc. Certes une tomate hors sol est cultivable toute l’année, a un goût et un rendement prévisible, ce qui n’est pas le cas d’une tomate dite ancienne. 

 

Venons-en au nimshal du mashal (au signifiant du signifié, pour le dire en français). Un enseignement cloisonné, vu de l’extérieur, coche les cases: nous avons délivré aux enfants les informations, peut-être même qu’ils seront capables de les restituer. Mais il se passe hors de son contexte naturel, sans racines profondes. Les enfants ont-ils intégré le sens de ce qu’ils ont appris? Se sont-ils appropriés comment l’écho de cette information porte sur d’autres choses qu’ils savent et d’autres choses qu’ils font? Seront-ils capables de mobiliser l’information hors du strict cours en question, et en dehors de l’espace de la classe, donnant ainsi au savoir en question sa pleine portée, i.e. en faire des humains plus avertis, cultivés et autonomes? Et s’en souviendront-ils deux semaines après la tant redoutée interrogation écrite? N’est-ce pas mauvais signe que tous les enfants retiennent et répètent la même chose au mot près d’un cours sur les conséquences pour l’Europe de la Première Guerre mondiale? Ou bien sur les ramifications pour la planète de la photosynthèse? 

 

Je me rappelle avoir vu il y a quelques années un fantastique documentaire sur une école en Californie qui s’appelle Most Likely to Succeed. L’école favorise l’enseignement par projets interdisciplinaires, sans noter les élèves ni trier préalablement sur des critères d’excellence académique et en s’assurant d’une bonne équité sociale dans le recrutement. (Si tout cela vous intrigue, je vous recommande vivement de voir ce film!). Je ne me rappelle plus précisément qui, mais l’un des experts interrogés disait la chose suivante au sujet de l’enseignement interdisciplinaire. Dans la vie adulte, et même la vie des enfants en dehors de l’école, les sujets ne sont pas coupés en séquences homogènes de 45 minutes. Certains mettent 5 minutes à traiter et d’autres une semaine ou une vie! Parfois nous pouvons nous consacrer tout entiers à un sujet mais parfois nous mettons une préoccupation en pause et y revenons plus tard après un détour mental par un autre sujet. En outre, les problèmes que nous rencontrons, surtout les plus intéressants, ne mobilisent jamais un seul savoir (e.g.) les mathématiques ou une seule technique (e.g. la trigonométrie). Il faut mobiliser plusieurs concepts, outils et modes de raisonnement. Hors malheureusement, au sens classique, une journée à l’école est structurée à l’inverse. Ils parlent également d’autres cloisons absurdes comparées à la vraie vie : les enfants sont punis s’ils s’entraident lors d’un examen ou bien s’ils se servent de ressources extérieures. On considère que ces deux pratiques sont de la triche.

Cet écart est aussi vrai dans les matières juives et c’est à cela que je veux venir. Le premier écart dont je veux parler est l’écart entre différentes matières juives. Quand j’étais à l’école, nous avions un cours de houmash, séparé du cours de mishna, séparé du cours de dinim, etc. Chacun se passait à des heures différentes, prévues dès le début de l’année, et pour chacun nous avions un cahier de couleur différente. Hors la conversation juive est précisément le contraire de ça. Prenez un élément assez iconique du savoir juif, la page de gmara : si vous y faites une bonne chasse au trésor, vous y trouverez des références bibliques, différentes couches de discussions rabbiniques, composées entre plusieurs pays et siècles différents, plusieurs langues différentes, plusieurs typographies différentes, des passages allégoriques et d’autres légaux. Certains des commentaires évoquent différents épisodes de l’histoire juive. Comment réduire cet objet à une matière seulement? Autre objet pour illustrer mon propos, des chandeliers de chabbat. Pour expliquer ce qu’ils sont, il faut mobiliser des passages bibliques, des récits et lois rabbiniques, on pourra évoquer différentes parties de l’histoire juive (comme la pratique des marranes conservées à ce jour d’allumer des bougies et de les cacher sous un case), on pourra étudier l’histoire de l’art et la géographie juive en comparant l’esthétique de différents chandeliers, ouvrir les enfants à la mystique à travers des histoire hassidiques, leur apprendre à fabriquer une bougie et quelles bougies sont recevables pour faire cette mitsva, etc. Une fois encore, si l’on devait forcer cet objet dans une case de l’enseignement juif, quelle serait-elle?