Par Faustine Goldberg-Sigal
Cet article est le second d’un diptyque – le premier est accessible ici : Nos enfants ne sont pas des tomates hors-sol. Nous y abordions l’urgence et l’importance d’un enseignement juif décloisonné entre ses différents sujets.
Le second écart dont je veux parler dans cette perspective de décloisonnement de l’enseignement juif est l’écart entre les espaces juifs et les acteurs juifs. En grandissant, il y avait pour moi l’école, la maison (la notre mais aussi celles de mes grands-parents), les activités du dimanche avec mon mouvement de jeunesse et la synagogue. Tous ces espaces avaient d’abord des localisations différentes, mais aussi des codes différents, des valeurs différentes qui communiquaient peu – voire dont je préservais très activement l’étanchéité pour me préserver. Par exemple, à l’école on avait dit à mon frère que la synagogue massorti que nous fréquentions n’était pas une vraie ou une bonne synagogue. De mon côté, j’avais reçu le message et n’avais dit à personne que je fréquentais cette synagogue avec ma famille, et encore moins que j’y avais fait une bat-mitsva avec des implications rituelles significatives. Un autre exemple, cette fois-ci liée aux personnes. On nous a parlé souvent à l’école du respect dû aux parents et aux grand-parents – et je n’ai jamais manqué ni de l’un ni de l’autre. Mon grand-père a d’ailleurs été une personne centrale de ma construction juive, sur ce que je sais, ce dont je doute, ce que j’aime, ce qui me travaille, etc. Mais s’il avait été dans la même pièce que mes profs, il aurait sans doute été horrifié de ce que l’on nous enseignait. Pourtant, c’est un homme qui avait énormément à transmettre – et l’a fait: il était incroyablement savant en art juif, en midrash, priait et lisait la Torah avec une ferveur et un talent dont beaucoup s’accordent à dire qu’ils ont vu peu d’égal, avait participé significativement à l’organisation de l’alyah clandestine entre 1945 et 1947 quand les Anglais bloquaient les routes de Méditerranée, etc.
Être dans un environnement d’enseignement juif formel qui faisait de la place à ce grand-père aurait certainement fait de moi une juive et une enfant plus épanouie. Faire un pont entre mes espaces juifs m’aurait sans doute permis de m’y impliquer plus sérieusement et profondément. En outre, je pense que mes camarades de classe auraient énormément bénéficié d’apprendre avec mon grand-père. Et leurs grands-parents à eux avaient sans doute des connaissances que les miens, ou mes professeurs ne pouvaient pas me donner, ou pas avec autant de profondeur et j’aurais aimé les recevoir. Par exemple, venant d’une famille très ashkénaze, j’aurais adoré apprendre de grands-parents marocains leur enfance au mellah, les airs qu’ils chantaient à la synagogue, comment on fêtait telle ou telle fête, comment on cuisine tel ou tel plat, ce qu’ils avaient laissé derrière eux, comment ils avaient appris et vécu le sionisme, le rapport à la France et le rapport entre identité républicaine et identité juive.
Comme dans le cas de la séparation entre les disciplines, séparer les acteurs était non seulement une perte pédagogique mais aussi un non-sens. Le lieu de pratique naturel du judaïsme n’est pas une salle de classe avec des tables en formica! Le judaïsme est une religion de la table de chabbat, des genoux des grands-parents, de la cuisine familiale. Cela n’enlève rien à la vertu de l’apprentissage formel ni même de l’apprentissage théorique, pour lequel il y a également des modèles communautaires comme le beit midrash, par exemple. Mais je veux dire par là que de même qu’on n’apprend pas à nager par des schémas et des formules sur un tableau à craie, on ne peut pas apprendre le judaïsme hors d’un ancrage quotidien, réel et familial. Certes, pas tous les enfants ont un environnement quotidien et familial juif – mais cela n’est pas une raison pour capitaliser dessus à l’école. Bien au contraire! Pour ces enfants qui n’ont pas la possibilité de transférer ces savoirs hors de l’école, il est important que l’école les accompagne, à travers le vécu de leurs amis, pour faire ce décloisonnement et ainsi ancrer et pérenniser ce savoir juif.
Alors certes, le COVID rend difficile de faire venir les parents et les grand-parents à l’école, pour des raisons techniques et sanitaires. Mais c’est aussi une occasion sans précédent pour faire ce décloisonnement! D’abord, nous savons que nos aînés, surtout pendant le confinement, ont été dangereusement isolés. Si déjà nous avons donné cours sur Zoom, pourquoi ne pas proposer à des grands-parents – voire arrière-grand-parents! – de se joindre à nous par rotation, pour partager des histoires, des recettes, des enseignements avec la classe de leurs petits-enfants par rotation? En outre, les enfants commencent à saturer de Zoom – et les parents finissent par être démunis sur ce qu’ils peuvent faire avec leurs enfants hors du temps de classe. Pourquoi ne pas donner aux élèves des guides pour des chasses aux trésors à mener avec et auprès de leurs familles? Invitons-les à quitter leurs écrans, et avec un guide créé par nos soins, à recueillir fragments d’histoire, de géographie, de cuisine, de liturgie, de sionisme, etc. par un appel ou une visite (avec précautions sanitaires!) aux membres de leur famille, proches et lointains.
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