Par Faustine Goldberg-Sigal
Il y a quelques années, alors que les avions, les voyages et les dîners entre amis faisaient encore partie de notre quotidien, j’avais profité d’un voyage professionnel entre amis pour rendre visite à une amie à San Francisco. C’était également le début d’Uber Pool, du moins à Paris. Si vous n’êtes pas familier avec le principe (je ne suis même pas sûre qu’il existe toujours), il s’agissait de partager des courses Uber, grâce à un algorithme sans doute très sophistiqué de l’application qui mettait en rapport des utilisateurs avec des trajets similaires ou du moins compatibles. Dans leur marketing initial, Uber avait parlé de ce concept comme créateur de lien entre utilisateurs. Sauf qu’au-delà de ces belles paroles, j’avais remarqué lors des quelques mois où j’avais utilisé à Paris que cela ne marchait pas du tout. D’abord, les gens préféraient toujours payer le double et ne pas avoir à faire le trajet avec un étranger. Si bien que quand je réservais un Uber Pool, j’y étais généralement seule. Et les rares fois où je me suis trouvée avec une ou deux autres personnes, les gens se disaient à peine bonjour et se mettaient à scroller sur leur téléphone aussitôt installés dans la voiture.
Lors de mon voyage à San Francisco, j’ai été très surprise de voir que tous les Uber Pool que je commandais arrivaient avec d’autres passagers voire, tenez-vous bien, que les passagers parlaient entre eux et avec le chauffeur! Le soir, j’ai fait part de mon étonnement à mon amie installée là-bas. Elle m’avait dit “mais bien sûr! Ici les gens ne prennent plus que des Pool et tout le monde se parle – on dit même qu’il y a des start-ups qui se créent dans des Uber Pool!” So San Francisco! C’était très joyeux (et un peu cliché) comme image, mais je me demandais si dans les faits cela arrive réellement.
Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé le même sentiment de doute lors d’un échange avec des collègues. L’une est actuellement directrice d’école et l’autre directrice à la retraite, active dans différentes missions de conseil pour des personnels éducatifs juifs. Nous parlions de la valeur ajoutée – si ce n’est du caractère indispensable – de projets interdisciplinaires pour les enfants. Décloisonner les disciplines présente d’innombrables attraits : aiguiser la curiosité, ancrer dans le réel, préparer au monde adulte (où l’on ne se pose pas pendant 45 minutes des questions strictement géographiques, puis les 45 minutes suivantes des questions strictement géographiques).
En outre, dans le cas particulier de l’éducation juive en diaspora, il me semble indispensable non seulement d’outiller les enfants pour être et devenir des juifs confiants et autonomes, mais encore des français juifs (ou espagnols juifs, bulgares juifs, selon l’endroit où vous êtes) fonctionnels. Cela implique non seulement d’affuter les compétences par exemple en houmash mais encore de savoir comment l’épisode des Dix Commandements trouve des traces dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cela implique non seulement de savoir ce que dit la gmara de la peine capitale, mais encore de savoir qu’elle a été abolie en France par Robert Badinter, enfant caché et fils de déportés.
Les projets interdisciplinaires, et l’enseignement interdisciplinaire en général, dans le cadre de l’éducation juive en France ont donc une importance et une valeur toutes particulières. Elles permettent non seulement aux enfants de découvrir et comprendre, mais aussi de construire leur identité de manière fertile. Je ne peux pas dire à quel point le sentiment, conscient ou non, d’une séparation étanche entre l’enseignement général et l’enseignement juif, entre la vie quotidienne et l’espace synagogal m’a pesé – et me pèse toujours lorsque je le ressens. Il n’est pas possible de se construire avec des valeurs variables, des vérités changeantes et des identités cloisonnées. Bien sûr, la nuance, la variété et la diversité, lorsqu’elles sont mises en dialogue (voire, soyons fous, en harmonie) permettent des conversations d’une complexité et d’une richesse sans égal. Mais lorsqu’on encourage les enfants à laisser ce qu’on leur apprend et ce en quoi ils croient, ce dont ils rêvent aux portes de la classe d’enseignement juif ou de la synagogue, on nourrit une schizophrénie dangereuse. Cette schizophrénie, si elle n’est pas harmonisée, est une bombe à retardement : tôt ou tard les enfants auront à choisir entre l’un des deux mondes, ou à vivre avec l’idée persistante qu’il faut choisir l’un ou l’autre, en mode binaire, et renoncer à leur culture juive serait aussi morbide que de renoncer à leur culture française.
Au-delà du théorique, venons-en aux faits. Comment peut-on mettre en œuvre ce dialogue fertile dans nos écoles et nos curriculums? L’une de mes deux collègues affirmait lors de notre conversation: “tout le monde sait très bien que les meilleurs projets naissent lors de conversations imprévues entre deux profs dans l’ascenseur entre la salle des profs et la classe, ou bien sur le trajet entre l’école et le métro!”. Certes, je n’ai aucune expérience ou connaissance de la création de start-up et ne pouvais donc pas fonder mes doutes lorsque mon amie me parlait des Uber Pools de San Francisco. Par contre, j’ai enseigné dans des écoles, créé des curriculums dans différents contextes informels et coordonné des projets entre différentes équipes en général. Et à l’instant où j’ai entendu ma collègue, j’ai fait la grimace. Cette idée de projets éducatifs éclos en 2 minutes et devenus des réussites pédagogiques, pour moi, c’est au mieux des vœux pieux ou du marketing (ce qui n’est déjà pas génial) – et au pire une attente irréaliste sur les professeurs.
Développer un projet éducatif solide et prometteur, comme vous le savez sans doute, c’est des heures de réflexions, de préparations, de concertations, de mise en œuvre, etc. On ne peut pas attendre de nos élèves qu’ils aient une implication profonde et de longue durée dans leur apprentissage en n’ayant pas la même. De fait, nous avons en général cette implication, mais il faut que le regard extérieur de nos superviseurs, des parents ou de la société le perçoive. Nous savons qu’un bon projet éducatif (interdisciplinaire ou non, d’ailleurs) prend du temps. C’est du temps que nous ne pouvons pas consacrer à corriger des copies par exemple, ou à notre vie personnelle. Il est donc important que nos supérieurs hiérarchiques reconnaissent ce temps investis, d’abord dans leur propos (préparer avec le professeurs d’arts et/ou de littérature une sortie au Louvre pour regarder des peintures anciennes comme midrash, ça prend du temps et pas juste une conversation dans l’ascenseur) et aussi dans notre rémunération. Certes, toutes les heures de préparation et de suivi de cours prennent du temps, pas toujours visible dans notre emploi du temps ou notre rémunération. Nous avons tous été pris entre le dilemme de la volonté d’améliorer et de renouveler le plus possible nos cours et notre temps, personnel et/ou professionnel, qui était limité. Mais dans le cadre d’une collaboration entre deux ou plusieurs collègues, s’il faut harmoniser les contraintes de tous, cela devient franchement impossible. Les enseignants n’y arriveront pas, peu importe la sévérité ou le sourire de leurs supérieurs. Cela générera des déceptions, des tensions, de la culpabilité, mais certainement pas des acquis pédagogiques.
Comme le disent les Pirkei Avot, ein kemach ein torah, sans farine, pas de Torah. On ne peut pas remplacer une conversation sur le soutien matériel par un sourire ou des slogans. Si l’on veut que les enseignants puissent étoffer leurs projets, il faut intégrer ces heures à leur emploi du temps et les rémunérer. Ces heures sont cruciales pour la qualité de l’enseignement que nos enfants reçoivent – mais elles sont aussi cruciales pour notre développement professionnel. Nous savons que nous bénéficions énormément de partager entre collègues des idées, des savoirs, des tentatives à la fois en termes de résultats concrets que de sentiment d’appartenance et de renouvellement.
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