Par Faustine Goldberg-Sigal

 

En juillet 2013, un décret public de l’Education Nationale a transformé la matière de l’Education civique» en «Enseignement moral et civique (EMC)». La matière devait être enseignée à partir de septembre 2015. Cette transformation a engendré un immense débat au sein de la société française: les écoles devraient-elles enseigner la morale? La question est devenue d’autant plus polémique avec l’annus horribilis que 2015 s’est avérée être en France. Comment enseigner les valeurs sans dogmatisme? Et comment articuler enseignement religieux et enseignement moral? 

Michael Rosenak (1932 – 2013) consacre deux chapitres de son livre Roads to the Palace à l’exploration de ces défis philosophiques. Il explore notamment le genre particulier de l’éducation aux valeurs. Il soutient qu’il n’y a pas d’éducation sans valeur: toute entreprise éducative a des valeurs sous-jacentes, en particulier dans l’éducation juive. Alors quelles sont les méthodes éthiques pour mener une éducation aux valeurs? M. Rosenak plaide pour l’éducation à la délibération contre l’inculcation dogmatique. Le chemin vers la délibération morale est selon lui de familiariser les étudiants avec des “valeurs en tension” (“valuational opposites”) comme par exemple, bon contre efficace, en plus des “inclinations en tensions” (“inclinational opposites) comme par exemple, bon et mauvais. 

En philosophie générale, le concept de «valeur» est douteux à plusieurs niveaux. Platon, par exemple, parle davantage d’Idées que de valeurs. La tradition juive est également largement étrangère au concept de valeur. Comme le rappelle Rosenak, la morale juive est structurée autour de la notion de mitsvot plutôt que de valeurs. La volonté contemporaine d’exprimer le langage du mitsvot en tant que valeurs juives omet quelque chose de crucial dans la théologie juive, passant d’une vision du monde théocentrique à une vision anthropocentrique du monde. Rosenak procède à redéfinir ce que sont les valeurs juives. Il réfute l’idée des valeurs juives individuelles comme ayant un contenu spécifiquement juif. Il utilise plutôt l’éthos juif de la mahloket, de la controverse, comme une matrice dans laquelle les valeurs universelles peuvent être confrontées de manière juive. Les valeurs ne sont pas juives intrinsèquement mais relativement, c’est-à-dire dans la manière dont elles sont confrontées et articulées.

Malgré ces tentations de nier la légitimité de l’éducation aux valeurs, Rosenak démontre que toute éducation est une éducation aux valeurs. En effet, dire que l’éducation aux valeurs est mauvaise place toujours quelqu’un dans un espace normatif, quoiqu’alternatif. Si l’éducation aux valeurs, aussi inévitable soit-elle, s’accompagne d’un risque d’endoctrinement, alors nous devons, en tant qu’éducateurs, nous se demander «de quel droit transmettons-nous et comment savons-nous vraiment ce qui est bon et mérite fidélité». 

Rosenak décrit également le danger d’adopter le concept d’éducation aux valeurs comme une transmission descendante de dogmes qu’il appelle «le fondamentalisme éthique», c’est-à-dire «la croyance que toutes les valeurs ne sont confrontées qu’à leurs opposés inclinaux et jamais, du moins pas pour la personne ordinaire, à un opposé valuatif» (Par exemple, le bon n’est en tension qu’avec le mauvais, pas avec le possible, l’efficace, etc.). Le philosophe voit cette orientation éducative comme problématique à plusieurs égards. Si la détermination de ce que sont les bonnes actions est confiée à une autorité suprême, «les intentions de l’acteur sont jugées peu valables; l’obéissance à ceux qui détiennent l’autorité devient la vertu première et parfois la seule et absolue ». Car en fait, le penchant n’est pas contrôlé, il est simplement ignoré.. La fixation d’une norme aussi rigide présente aux élèves un choix violent et binaire d’adhérer ou de rejeter. Rosenak dit que cette approche éducative est, entre autres, celle des ultra-orthodoxes, dont le prix est «la fermeture d’esprit intellectuelle, les paradigmes simplistes et la culture de la personnalité autoritaire» (p. 160).

L’éducation aux valeurs doit au contraire favoriser la prise de conscience des opposés valuatifs via l’exploration de textes juifs. Les opposés valorisants, comme la paix et la vérité, donnent une seconde dimension à l’axe des opposés inclinaux, entrant dans les zones grises de la vie humaine. Plus qu’une donnée de la condition humaine, cet intérêt pour les notions conflictuelles a une valeur mystique dans le judaïsme, avec la notion de mahloket leshem shamaim, controverse au nom des cieux.

La rencontre avec la réalité brise inévitablement la dualité propre aux opposés inclinaux. La paix n’est plus en tension avec l’agressivité, mais aussi avec la vérité. La justice n’est plus en tension uniquement avec l’injustice mais aussi avec la miséricorde. Ceci est cohérent avec le récit biblique, qui présente des personnages extrêmement complexes, confrontés à des dilemmes qu’ils résolvent en confrontant des idées pures et abstraites avec la complexité grise de la vie réelle. C’est le cas par exemple lors de la ligature d’Isaac, où le choix d’Abraham est une délibération entre tuer son fils aimé et contrevenir à la volonté de Dieu. Il est intéressant de noter que ce passage est lu pendant les grandes fêtes, précisément lorsque les juifs sont confrontés à leur moralité. 

La tradition juive valorise ce type de conflits comme mahlokot leshem shamayim. Dans Pirkei Avot, ces conflits sont définis comme ceux dont le destin est de perdurer. Un dilemme louable est celui qui ne peut être résolu définitivement. S’approcher de Dieu signifie créer l’espace mental et moral pour que les opposés valuatifs cohabitent durablement dans une réalité partagée.