Par Faustine Goldberg-Sigal
J’ai relu récemment un brouillon du discours prononcé par F. Rosenzweig lors de l’ouverture du Judisches Lehrhaus, qui résonne très intensément avec mon expérience et mes convictions.
Franz Rosenzweig (1886-1929) était un théologien, philosophe et traducteur juif allemand. Né dans une famille peu pratiquante, il a étudié l’histoire et la philosophie. Il a envisagé de se convertir au christianisme comme l’ont fait les premiers chrétiens, c’est-à-dire à travers une première étape de l’observance juive. Après avoir assisté à un office de Yom Kippour dans une petite synagogue orthodoxe à Berlin, il a traversé une expérience mystique et a renoncé à son projet de conversion.
En 1920, il établit à Berlin le Judisches Lehrhaus où les professeurs juifs de renommée donnent des conférences sur de nombreux aspects de la vie et de la pensée juives. Son refus de la nostalgie et sa proactivité pour redéfinir l’éducation juive et ses acteurs m’ont saisi dès la première fois où j’ai pu lire ce texte. L’ensemble de l’essai m’a fait réfléchir à la célèbre maxime de Lampedusa dans le Guépard: “Il faut que tout change pour que tout reste comme avant “.
L’éducation juive doit avoir une approche pragmatique et optimiste des mutations dans la sociologie juive
Les communautés juives changent en permanence, y compris en France, à travers des facteurs comme l’alyah, la refonte de l’identité et de la transmission dans des familles avec un seul des parents ayant grandi dans le judaïsme – et des mutations qui touchent à toutes les communautés, parce que notre monde évolue, se connecte davantage, voyage davantage (en temps normal), etc. Or, à mon avis, les institutions anciennes peinent souvent à voir, accepter et accompagner ces changements de manière constructive.
Rosenzweig identifie parmi les causes de cette mutation l’émancipation des juifs. Il soutient que nous pourrions voir une participation accrue des Juifs dans la société civile comme une rupture du lien entre les Juifs et leur religion. Mais le philosophe procède alors à renverser le diagnostic:
«Est-ce vraiment le cas ? Non, seulement sous l’ancienne forme. (…) C’est maintenant comme ça a toujours été. Nous tirons une nouvelle force de la même circonstance qui semblait porter le coup fatal à l’éducation juive (…). Un nouvel apprentissage est sur le point de naître. »
Dans son discours, Rosenzweig refuse que le goût de l’éducation juive – qu’un lecteur contemporain serait tenté de traduire, un siècle plus tard, comme affiliation juive en général – devrait être monolithique ou linéaire. Les gens empruntent parfois des chemins complexes, faits de détours, d’excursions, de retours, etc. vers et dans le judaïsme. L’apprentissage juif comme autrefois n’existe peut-être plus, mais cela ne signifie pas que tout le savoir juif est mort. Rosenzweig s’en tient à un pragmatisme antifataliste : le présent n’est ni pire ni meilleur que le passé – c’est simplement la réalité dans laquelle nous vivons et travaillons en tant qu’éducateurs.
«Si nous agissions autrement, nous devrions perpétuer l’échec de ce siècle: tout ce que nous pourrions faire serait d’orner la vie avec quelques «perles de pensée» du Talmud ou d’une autre source, et pour le reste, le laisser aussi peu juif que nous l’avons trouvé. Mais non: nous prenons la vie telle que nous la trouvons.”
Ici Rosenzweig pose l’urgente question de savoir ce qui est juif – et donc de ce que nous incluons dans nos efforts d’ “éducation juive”. Or pour que la communauté juive française continue de s’épanouir démographiquement, intellectuellement, sociologiquement, artistiquement, etc. il faut que nous nous demandions qui et ce qui est pour l’heure en dessous de notre radar en tant qu’éducateurs juifs. Évidemment, un tel changement implique plus que des arrangements formels: il implique un effort profond de modernisation.
L’éducation juive doit aborder et refléter – à la fois dans ses méthodes et son contenu – les diversités juives
Je partage la conviction de Rosenzweig que le judaïsme et l’éducation juive ne devraient pas être un bien de luxe pour les juifs : il doit être disponible et attrayant pour tout Juif qui le recherche. C’est le rôle des éducateurs juifs de créer cette fluidité entre les juifs et leur héritage commun. Le philosophe plaide pour un «apprentissage en ordre inversé»:
«Un apprentissage qui ne part plus de la Torah et mène à la vie, mais l’autre sens : de la vie, d’un monde qui ne connaît rien de la loi, ou qui prétend qu’il ne sait rien, revenons à la Torah. (…) Un apprentissage dans lequel le plus apte est celui qui apporte avec lui le maximum de ce qui est étranger.”
Comme l’explique Rosenzweig, l’apprentissage juif en général ne pourrait qu’être enrichi que par une diversité de milieux et de sensibilités.
«Cela semble très simple. Et ça l’est. Il suffit réellement de rassembler des gens de toutes sortes en tant qu’enseignants et étudiants. Jetez un œil à notre prospectus. Vous trouverez, énumérés entre autres, un chimiste, un médecin, un historien, un artiste, un homme politique. Les deux tiers des enseignants sont des personnes qui, il y a vingt ou trente ans, dans le seul siècle où le savoir juif était devenu le monopole des spécialistes, se seraient vus refuser le droit d’enseigner dans une maison d’étude juive. (…)”
Les juifs ne vivent plus et ne meurent plus dans des shtetlekh ou des mellah: nous ne pouvons ni ne souhaitons revenir à un tel environnement social. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les Juifs du XXe ou XXIe siècle vivent dans un monde qui serait exclusivement façonné par le judaïsme et gouverné par la Peur de Dieu. Au lieu de momifier cette image désespérée avec nostalgie et culpabilité, nous devons faire de notre mieux pour rendre le judaïsme évocateur et accueillant pour les personnes avec leur propre point de vue et leur éducation et entamer une nouvelle conversation.
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