Ecrit par Faustine Goldberg-Sigal
“Sortir de sa zone de confort”: on en a parlé pendant des années, on y a pensé, on en a rêvé comme un idéal lointain à atteindre. On le voyait dans un mélange de romantisme, d’enthousiasme et d’appréhension. Oui, j’aimerais beaucoup tester cette pédagogie, mais en ai-je vraiment les moyens? J’aimerais apprendre cette méthode, mais en ai-je le temps? J’aimerais maîtriser tel sujet, mais en ai-je vraiment l’utilité? Tout ça me fait penser à la scène de Friends où Rachel assiste entre désespoir et rage à une conversation téléphonique entre Ross et sa partenaire du moment Julie. Ils échangent plusieurs “c’est toi qui raccroches!” et “non toi!” de suite. Rachel écoute, commence par faire un sourire assez hypocrite puis, soudain, arrache le téléphone des mains de Ross et raccroche au nez de Julie.
De différentes manières, 2020 nous a raccroché au nez. Toutes ces conversations internes, ou bien avec des collègues ou des superviseurs sur “sortir de sa zone de confort” ont très soudainement perdu leur côté romantique et joyeux et sont devenues très brutales. Dans la scène de Friends, il y a certes quelqu’un qui raccroche, mais ce n’est pas l’un des deux amoureux mais une ex-partenaire folle de rage. Pour nous éducateurs, animateurs, parents, etc., il y a certes eu une sortie de la zone de confort de 2020 mais c’est plutôt 2020 qui nous a sorti de la zone que nous qui en sommes sortis.
La mauvaise nouvelle, c’est la violence du processus, ce qu’on a perdu en route, ce qu’on a pas eu le temps de conclure, ce qui ne continuera pas, ce qui n’aboutira pas, etc. La bonne nouvelle, c’est qu’avec toute cette brutalité, on y est : la zone de confort est désormais quelque chose que nous regardons de loin. Plus encore, il y a fort à parier que nous n’y reviendrons pas. J’espère de tout cœur que nous retrouverons une zone de confort (moyennant de nouvelles habitudes – et sans doute un vaccin), mais elle sera certainement très différente de celle que nous avons quittée en mars 2020. Les pédagogies, sujets, méthodes, équipes, etc. qui nous donnaient des repères auront alors inévitablement évolué et il faudra recréer un équilibre.
Je parlais hier soir avec les résidents des Moishe House parisiennes d’un texte de Maïmonide dans les Lois du Repentir du Mishneh Torah où il distingue deux types de repentir. Le premier, idéal selon lui (“gamour”, achevé, complet) est celui où l’on retourne sur les lieux du crime, i.e. on est remis exactement dans les mêmes circonstances que celles où on a fauté, et on choisit d’agir différemment. Le second, dit-il, est un processus qui peut prendre littéralement toute une vie, de prise de conscience, d’évolutions incrémentales et constantes, qui nous amènent à adapter notre attitude et notre caractère. Certes, c’est moins glorieux et instagramable que le premier – mais c’est à mon sens beaucoup plus réaliste. Dans la vraie vie, quand nous avons des remords, quand avons-nous la possibilité d’effacer le passé et de revenir exactement au point de départ pour prendre une nouvelle route? Cet ami que j’ai blessé il y a 5 ans, vais-je le revoir? Et sera-t-il dans le même état de fatigue et de stress que ce jour-là, qui l’avait rendu encore plus vulnérable? Et comment vais-je effacer les heures où il a continué de ruminer ce que je lui avais dit? C’est une construction théorique que cette première teshuvah, et c’est pour cela à mon sens que Rambam laisse la description de la seconde dans son texte, bien qu’il considère la première comme idéale. Dans la vraie vie, on ne peut pas effacer le passé. On doit vivre avec ses conséquences et s’adapter, avec constance et courage.
Alors maintenant que nous avons quitté notre zone de confort (ou qu’elle nous a quitté…) et que nous avons eu le temps de nous en plaindre, profitons-en pour regarder ce que cette transition, si peu choisie soit-elle, nous permet en tant qu’éducateurs. (Vous l’aurez compris, je ne dis pas que c’est là chose facile):
- Si vous repensez à la première semaine où vous avez enseigné, quel est un rêve ou projet que vous aviez et que vous avez laissé faner depuis?
- Qui est un/e collègue que vous admirez particulièrement et dont vous aimeriez apprendre des choses pour la suite de votre parcours?
- Y a-t-il un ou plusieurs collègues avec qui vous voudriez vous asseoir (même virtuellement) pour créer des projets?
- Comment pouvez-vous faire bénéficier de votre expérience à des collègues plus jeunes que vous?
- Quelle est une compétence que vous êtes tentés d’acquérir pour la suite de votre carrière? Comment faire le premier pas pour vous y former?
- Y a-t-il un ou plusieurs élèves que vous ayez eu à qui vous regrettez d’avoir dit, ou au contraire de ne pas avoir dit, quelque chose et que vous pouvez contacter?
- Comment intégrer plus d’interactivité et d’échange dans votre pédagogie?
- Que pouvez-vous adopter comme habitude(s) concrète(s) pour avoir un meilleur équilibre entre votre vie privée et votre vie professionnelle?
Il y a deux façons dont on peut traduire le mot hébreu “teshuvah”. La première, classique, est un “retour” – mais je ne crois pas que l’on puisse retourner en arrière. La seconde, est l’idée de “réponse” – qui me parle davantage. 2020 nous a posé des questions urgentes et profondes : comment allons-nous choisir d’y répondre? Cette idée permet de revenir à celle de l’idée d’un retour, mais pas un retour en arrière, un retour à soi-même, un retour à un trajet dont l’habitude avait pu nous détourner. Puisse cette année, avec toutes ses difficultés et tous ses deuils, nous donner au moins l’opportunité de chercher des réponses et une réorientation bénéfiques.
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