Ecrit par Faustine Goldberg-Sigal

 

C’est reparti! Premier jour du deuxième confinement – mais je ne sais pas combien de temps on tiendra le compte, peut-être parce que c’est décourageant et peut-être parce que les frontières entre les jours et les semaines sont de toutes les façons devenues incertaines. 

 

Il y a une dizaine de jours, avant la lecture de la parashat Noah, une de mes collègues évoquait l’Arche que Noé construit. Il passe un certain temps à construire le navire, disait-elle, et le remplit de ce et ceux dont il pense avoir besoin pour traverser une période de crise. Au termes de 40 jours de déluge, lui et les siens émergent, disaient ma collègue, sur un monde réparé et embelli. Elle nous invitait à considérer: dans la mer agitée que nous traversons, qu’est-ce qui a pour vous constitué une Arche? Qu’est-ce qui vous protège? Certains parlaient de sport, de lecture, de thérapie, de contacts avec des proches, etc. Ma collègue a conclu en nous invitant à identifier de manière aussi intentionnelle que possible ces ressources, à les poursuivre et les protéger. Si c’est de contacts humains que nous avons besoin, alors il faut essayer d’identifier avec qui cela nous aide d’être en contact et faire du temps dans son emploi du temps pour leur téléphoner, écrire, etc. Nous étions tous reconnaissants à ma collègue de nous avoir permis, à travers le texte biblique de prendre du recul sur la situation que nous vivons, et peut-être des outils pour la vivre plus intentionnellement et sereinement. 

 

Je me suis d’abord posé la question de savoir comment avoir cette conversation de manière éducative. Quand et comment peut-on donner à nos élèves et à nos proches en général, l’espace et les outils pour avoir cette réflexion? Le récit de l’Arche est un récit qui parle aux gens de tous les âges – et la métaphore est facile à expliquer et comprendre. (J’ai d’ailleurs de vifs souvenirs de l’atelier pédagogique proposé au musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris sur l’Arche de Noé auquel j’ai dû participer vers l’âge de 4 ans. Il est toujours proposé – hors COVID – et je le recommande chaleureusement!) On peut proposer aux enfants de dessiner, modeler, construire, etc. une arche et d’y mettre ou de lui donner la forme de ce qui les rassure ces temps-ci. Aucune génération n’est épargnée par le blues (voire pire) ambiant – et il est important que nous donnions à nos élèves un espace pour l’exprimer. 

 

L’Arche peut également être une manière créative d’expliquer aux enfants le besoin de s’enfermer – et pourquoi, dans les circonstances que nous vivons, le gouvernement et les médecins, affirment que de manière temporaire, le contact avec l’extérieur est une menace dont nous devons nous protéger. 

 

J’ai ensuite eu des questions plus sombres. D’abord, Noé ne choisit pas cette aventure : c’est Dieu qui la décide, c’est Dieu qui le choisit et c’est Dieu qui prescrit très précisément ce que sera l’Arche. De même, inutile de dire que personne d’entre nous n’a choisi de vivre cette pandémie. Mais surtout, la façon dont nous devons nous en protéger est prescrite par l’Etat qui définit ce qui est autorisé ou interdit. Loin de moi l’idée de remettre en cause l’application de ces règles – mais il faut dire que le confinement correspond mieux à certaines personnes que d’autres. Selon sa personnalité, son état de santé mental et physique, son réseau affectif, ses ressources et perspectives matérielles, chacun d’entre nous vit le confinement avec plus ou moins de facilité – et pourtant c’est les mêmes règles pour tous. A tous les enseignants qui s’évertuent à faire de la pédagogie différenciée, vous mesurez sans doute les inconforts que ce modèle en prêt-à-porter peut imposer aux uns et aux autres.

 

 Ma collègue disait que l’Arche protège Noé et sa famille qui finissent par sortir dans un monde “and it’s all beautiful”. Sur ce point, je crois que je n’étais pas totalement d’accord avec elle. A mon avis, la famille de Noé sort et voit le spectacle d’un monde dévasté, inondé et dépeuplé. Après l’épreuve du départ dans la tempête et de l’isolation, il leur faut de nouveau affronter une épreuve : faire le deuil d’un passé détruit et trouver de l’énergie et un sens à s’avancer dans un monde dévasté pour le reconstruire. (On se rappelle de l’épisode de l’ébriété de Noé quelques jours plus tard – et certains adultes qui me lisent peuvent peut-être compatir avec Noé d’une manière toute nouvelle!)

 

En outre, je me suis souvenue d’un dvar torah du Rav Benny Lau que j’avais lu il y a quelques années. Il disait que nombreux sont ceux qui chérissent la métaphore de l’Arche comme sauvetage miraculeux d’une réalité condamnée. Il parlait également de la société israélienne qui s’est souvent décrite comme une Arche pour sauver les juifs du monde de différentes menaces. Mais, remarquait-il, vient un moment où la protection devient menace. Au bout de quelques semaines disait-il, il est vraisemblable que les ressources commençaient à baisser dans l’Arche, sans que Noé et sa famille ne sachent combien de temps ils seraient encore sur les flots. Sans doute le bruit et les odeurs des animaux enfermés devenaient-ils de plus en plus difficiles à supporter. Sans doute les tensions commençaient à monter entre les membres de la famille… Vient un moment disait-il, où l’étanchéité de l’Arche doit être rompue. Il parlait dans le cadre d’Israël, de la tentation du repli humain, culturel, diplomatique, etc. et de ses risques inhérents. 

 

De mon côté, ces deux questions me semblent également cruciales sur le confinement que nous vivons et la pandémie en général. Quand le déluge cessera, quel monde retrouverons-nous? Sommes-nous prêts à ce que la réalité ne corresponde pas à nos attentes? Beaucoup des choses que nous avons laissées auront disparu – et certaines choses que nous avions projetées n’y seront pas. Comment trouverons-nous la force de nous avancer hors de l’Arche, de nous réengager dans le monde et non pas de nous terrer définitivement? 

 

C’est là le paradoxe de l’Arche, qui sauve et qui menace, qui protège et expose, qui repose et épuise. En plus d’expliquer et d’appliquer avec toute la rigueur nécessaire les mesures de confinement à nos enfants, l’histoire de Noé nous rappelle la nécessité de leur expliquer que ce confinement est aussi protecteur que temporaire, et qu’il faut garder à l’esprit l’horizon de la fin du déluge – car ce sera certainement un soulagement, mais nous devrons nous remonter les manches et recommencer à construire, transmettre et créer.