Ecrit par Faustine Goldberg-Sigal

 

L’effroyable assassinat de Samuel Paty, enseignant d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine, a, pour la énième fois réactivé le débat sur ce qu’on peut dire et notamment humoristiquement et caricaturalement sur la religion dans notre pays.  Pour mémoire, cet enseignant, d’après les récits de ses élèves, aussi dévoué que talentueux, s’est fait décapiter par un terroriste islamiste après avoir, comme chaque année, enseigné à ses élèves un cours sur la liberté d’expression, dans lequel il avait montré certaines des caricatures du prophète Mahomet publiées précédemment dans Charlie Hebdo. Comme si la situation n’était déjà pas assez horrifiante, le rôle qu’ont joué dans son meurtre les ragots permis par les réseaux sociaux invite également à la réflexion à mon sens. 

 

Si cet article est traduit dans d’autres langues que le français – son contenu sera sans doute plus difficilement compréhensible. Le premier défi sera sans nul doute que le mot “laïcité” n’a pas de traduction linguistique ou culturelle ailleurs qu’en France. Comme le rappelait récemment mon ami et enseignant Gabriel Abensour dans un post Facebook, la laïcité n’a rien à voir avec la hiloniyut israélienne ou le securalism anglo-saxon. On peut tout à fait être un juif pratiquant et se sentir fondamentalement attaché à la laïcité – c’est même à mon sens ce qui fait la singularité d’une identité religieuse en France. D’après ce que l’on trouve sur le site du gouvernement: 

“La laïcité garantit la liberté de conscience. De celle-ci découle la liberté de manifester ses croyances ou convictions dans les limites du respect de l’ordre public. La laïcité implique la neutralité de l’Etat et impose l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou conviction.

 

La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs croyances ou convictions. Elle assure aussi bien le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion, d’en changer ou de ne plus en avoir. Elle garantit le libre exercice des cultes et la liberté de religion, mais aussi la liberté vis-à-vis de la religion : personne ne peut être contraint au respect de dogmes ou prescriptions religieuses.

 

La laïcité implique la séparation de l’Etat et des organisations religieuses. L’ordre politique est fondé sur la seule souveraineté du peuple des citoyens, et l’Etat —qui ne reconnaît et ne salarie aucun culte— ne régit pas le fonctionnement interne des organisations religieuses. De cette séparation se déduit la neutralité de l’Etat, des collectivités territoriales et des services publics, non de ses usagers. La République laïque impose ainsi l’égalité des citoyens face à l’administration et au service public, quelles que soient leurs convictions ou croyances.

 

La laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres mais la liberté d’en avoir une. Elle n’est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public.”

 

J’ignore ce que les écoles juives françaises ont prévu dans le cadre de la journée nationale d’hommage à Samuel Paty décrété par le ministère de l’Education Nationale. J’espère vivement que nos établissements scolaires saisiront cette opportunité de s’unir à la communauté éducative nationale pour saluer la mémoire d’un homme tué sauvagement alors qu’il exerçait ses fonctions et qu’il apprenait la liberté à ses élèves. 

 

Nombreux sont ceux qui se chargent de discuter du rapport au blasphème de l’Islam, de l’insertion possible de dogmes musulmans dans les valeurs de la République, du poison des réseaux sociaux pour remplacer le débat par la violence, et bien d’autres sujets brûlants encore. En tant qu’éducateurs juifs, il me semble que nous avons un devoir et une opportunité d’aborder la question de l’humour et de la satire sur nos textes et nos rites. 

 

On pourra parler à nos élèves de tous les gens qui rient dans le texte: Saraï à l’annonce de sa grossesse par Dieu, Yitshak qui est justement nommé d’après ce rire, l’Eshet Hayil des Proverbes qui rit du futur, Dieu lui-même dans le récit du four d’Achnaï, alors que son autorité vient d’être remise en cause par les sages. On pourra parler de provocation symbolique dans le texte, par exemple avec l’épisode de la rupture des tables de la loi dont la vision est censée choquer et transformer les Bnei Israel. On pourra aussi, à travers l’histoire juive, de l’Affaire Dreyfus à la carrière de Simone Veil ou Robert Badinter,  parler de tout ce que la laïcité nous permet de faire et vivre sereinement en tant que juifs et en tant que français. 

 

Et on pourra aussi parler de ce que l’humour nous permet de comprendre à travers la géniale série The Jews Are Coming dont certains épisodes sont sous-titrés en anglais*. Cette série israélienne s’inscrit dans la tradition millénaire des juifs de composer du midrash, i.e. une exégèse créative dans les interstices du texte biblique, ce faisant le rendant plus lisible et pertinent à leurs contemporains. Et comme il n’y a pas qu’en France que l’humour sur les sujets religieux dérange, les acteurs de la série ont reçu des menaces de mort répétées ces derniers temps de juifs outrés qu’on interprète humoristiquement des passages bibliques. ils ont écrit en août dernier un magnifique post Facebook republié par le quotidien Yediot Aharonot qui peut servir à entamer le dialogue avec les élèves : 

 

“Nous sommes des juifs croyants. Nous croyons que le Tanah est à nous tous : religieux, hilonim, ashkénazes, sépharades, orthodoxes, réformés, sages et idiots. Nous avons tous le droit de le lire, de le dire, de l’aimer et de s’énerver contre lui. Plus que ça – le Tanah est le cadeau du peuple juif à l’humanité. Le droit de le lire et de dialoguer avec est donné à tous. 

 

Nous sommes des juifs croyants. Nous croyons que la critique laïque du Tanah n’est pas une critique externe de l’héritage d’autrui, mais un dialogue intérieur. (…) Nous croyons qu’il est permis de rire du Tanah. Le rire permet de faire face à nos peurs et crée un sentiment de connivence. Le rire est préférable à l’humiliation et à la violence. Même dans le Tanah on trouve de l’humour.

 

Nous sommes des juifs croyants. Nous croyons que nos Patriarches étaient des êtres humains, comme nous et comme eux, et non des personnages parfaits et propres de toute erreur ou faiblesse. Ils ont mérité l’immortalité et la louange de monde justement par cette humanité. Nous croyons que la critiques des chefs du passé du peuple juif, de ses prophètes, de ses rois et même de Dieu – n’est pas une désacration ou du mépris. Au contraire – dialoguer critiquement avec eux, à la lumière des valeurs qui nous sont chères aujourd’hui, est notre manière de protéger leur pertinence dans nos vies, et de continuer notre relation avec eux, trois mille ans après leur mort. (…)

 

Nous sommes des juifs croyants. Nous croyons ce qui disent qu’ils sont heurtés par notre série, et le regrettons. C’est la règle de la satire – parfois elle nous remue le ventre, nous crève les yeux ou fait trembler notre coeur. Notre but n’est pas de heurter. Notre but est de faire rire, de parler, et parfois de faire réfléchir. 

 

Nous sommes des juifs croyants. Nous croyons dans le “nous”, pas le “nous et eux”. Nous nous sentons en famille avec tous les juifs tels qu’ils sont: hilonim, religieux, orthodoxes, libéraux et conservative. En Israël et en disapora. Même avec ceux qui nous envoient des insultes et des menaces, nous nous sentons en famille – car un juif, même s’il faute, est un juif (אף על פי שחטא – ישראל הוא).”

 

En cours de Talmud la semaine passée, mon enseignant a décrit la série comme anti-religieuse et j’ai tressailli. J’entends que la série heurte des gens qui se perçoivent comme religieux – mais je rejette l’idée que la série soit contre la religion. Dans mon parcours religieux et intellectuel, cette série, comme d’autres satires, m’ont aidé à comprendre le passé, à l’articuler avec mon présent, à me familiariser avec des mondes étranges, à interroger, transmettre et expliquer. Les Américains recommandent souvent pour écrire un discours “Always start with a joke!” – parce que l’humour attire l’attention, fixe la mémoire et surtout crée des liens. Que nous méritions tous d’avoir cette relation à nos textes, vivante, engagée, critique et joyeuse! 

 

Parmi mes épisodes préférés de The Jews Are Coming, tous accessibles sur YouTube: Esther, La Mezuzah, Sur les rives de Babylone.

La page du gouvernement avec des ressources sur la laïcité dont j’ai extrait la citation est ici. 

On peut aussi recommander ce guide pour la journée du 2 novembre créé par l’Académie de Montpellier.