Illustration (c) Makom Israel

 

Par Faustine Goldberg-Sigal

 

Des visites de condoléances – c’est tout ce qu’on a d’eux

Ils s’accroupissent à Yad Vashem

Ils affichent des mines graves au mur des lamentations

Et ils rient derrière les lourds rideaux de leurs hôtels

Ils se font photographier 

Ensemble avec nos morts célèbres

Au tombeau de Rachel et au tombeau de Herzl

Et sur la colline des munitions

Ils pleurent nos tendres garçons

Et se pâment devant nos filles solides

Et ils accrochent leurs sous-vêtements

A sécher vite dans des salles de bains fraîches, bleues. 

 

Un jour, j’étais assis sur les marches près d’une porte de la Tour de David

J’avais posé mes deux lourds paniers à mes côtés.

Un groupe de touristes entourait leur guide et je devins leur point de repère.

Vous voyez cet homme avec les paniers ? 

Juste à droite de sa tête, il y a une voûte datant de l’époque romaine.

Juste à droite de sa tête.

Mais il s’en va, il s’en va !

Je me suis dit : 

la délivrance ne surviendra que si leur guide leur dit :

Vous voyez cette voûte datant de l’époque romaine ?

Ce n’est pas important, mais à côté, à gauche, un peu vers le bas,

un homme est assis qui a acheté des fruits et légumes

pour sa famille.

  • Yehuda Amichai, “Les Touristes”, trad. FGS, Great Tranquility, Schocken, 1980 

 

Transmettre Israël devrait à mon sens consister à accompagner les gens dans l’élaboration de réponses complexes aux questions que pose Israël en 2020. Deux défis de taille se présentent à l’éducation sioniste en diaspora: le manque de lien affectif, et le manque de connaissance et de compréhension. De nombreux juifs français ont un rapport aussi instinctif que conflictuel à Jérusalem. Les réponses en prêt-à-porter deviennent alors des refuges aussi accessibles qu’illusoires, qu’elles soient idéalistes ou pessimistes. On préfère ne pas lire tel article, ne pas voir tel film, ne pas avoir telle conversation. Or une telle attitude compromet durablement la force, la pertinence et la durabilité de notre rapport à Israël. En outre, elle nous prive de la potentielle stimulation intellectuelle, morale et spirituelle que peut nous apporter un regard approfondi sur la dialectique entre Israël et diaspora, ou bien sionisme et judaïsme. 

 

Voici un outil qui peut nous aider à créer des stratégies et programmes éducatifs à même de répondre à cette question : la matrice de Makom, développée par Jonny Ariel et ses collègues. 

 

Vous avez sans doute déjà croisé des enseignants, animateurs/rices ou enfants qui étaient comme les Touristes décrits par Amichai dans son poème. Ce sont bien des “insiders”, ils se sentent tout à fait concernés par Israël, mais ils ont une image de basse-résolution, i.e. leur compréhension de la réalité israélienne est très peu subtile ou nuancée. Comme Amichai le décrit aussi magnifiquement que crûment, leur Israël est une relique statique, insensible à la vie des gens sur place. Par exemple, je me rappelle que dans mon mouvement de jeunesse, lorsque nous tentions de célébrer Israël outre le côté folklorique (soirée falafel et musique mizrachi), nous nous repliions presque toujours sur une activité à propos des kibboutzim. Or les kibboutzim, du moins tels que nous les décrivions, ont depuis longtemps cessé d’être une réalité significative en Israël. Mais cela nous protégeait de notre crainte de fragiliser le monstre sacré ou la forteresse assiégée.

 

Dans la matrice Makom, le rôle de l’éducateur/rice est de pousser les enfants, étudiants, éclaireurs, etc. vers le coin supérieur droit (informé et concerné). Deux embûches de taille se trouvent sur le chemin. D’abord, à mesure que l’on monte l’axe verticale, i.e. la sophistication du savoir, on risque de rejoindre le coin supérieur gauche, i.e. informé mais désengagé. Makom compare cet angle à celui de l’enfant méchant (rasha) de la haggadah : il témoigne d’une connaissance (en distinguant les edot, hukim et mishpatim) mais s’exclut du collectif. Nous avons souvent croisé (et été) des éducateurs peu avertis, mais engagés avec Israël et il serait regrettable que notre quête du savoir nous conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain. L’autre est que le processus éducatif qui développe un rapport à Israël ne saurait être autre chose que personnel, voire intime. L’éducateur/rice introduit des questions et concepts et non pas des réponses définitives. Un tel processus demande un grand professionalisme et une grande éthique pédagogique, et non pas des cours magistraux, qu’ils soient formels ou informels. 

 

Passés ces pièges stratégiques, le principal enjeu théorique auquel l’éducateur/rice doit faire face en diaspora lorsqu’elle/il enseigne Israël est celui de trouver une dialectique pratique entre judaïsme, peuple juif, sionisme et diaspora. Initialement, l’idéologie sioniste consiste à substituer à la réalité ancienne de la galout, l’exil du peuple juif hors de l’Israël biblique, celle de la geoula, la rédemption. Le sionisme à ses débuts, a nié la possibilité et la validité de la continuation de la vie juive en diaspora. Hors éduquer des enfants à une idéologie qui nie leur expérience et identité est ardu, voire immoral. La solution la plus simple est schizophrène : singer ici ce qui se fait là-bas, même lorsque ce que ce qui est fait là-bas consiste à nier ce qui existe ou pourrait exister ici. Peut-être que dans votre mouvement de jeunesse ou école, vous vous souvenez que les terminologies, références culturelles, étaient en hébreu – voire que le drapeau Israélien flottait en haut d’un mât. Lorsque nous éduquons sur Israël, nous peinons à parler d’Israël – mais nous peinons plus encore à parler du rapport en Israël et judaïsme diasporique. 

 

L’éducation à Israël présente de nombreuses opportunités uniques pour l’éducateur/rice juif/ve. Elle permet de parler de sujets qui pourraient rester tout à fait abstraits autrement (identité, minorité, engagement, etc.) et de se former à des pratiques indispensables comme le débat constructif, l’étude d’une autre langue, l’applicabilité moderne (ou pas) des textes juifs, etc. Plus que tout, Israël est un excellent terrain pour apprendre et chérir la complexité de la réalité, intellectuellement et affectivement. C’est autour d’Israël qu’on peut évoquer et discuter l’idée d’un destin ou d’une quête en partage des juifs à travers le monde et les âges.