Par Faustine Goldberg-Sigal

 

Rabbi Shimon bar Yohai et son fils Rabbi Elazar vécurent douze ans enterrés dans une cave, étudiant la Torah jour et nuit, pour fuir les persécutions romaines. Lorsque le prophète Elie les informa qu’il pouvait sortir, la vision de gens qui vaquaient à leurs occupations, notamment en s’occupant de leurs terres, leur fut insoutenable. Tout ce sur quoi leur regard se posait était instantanément consummé par le feu. Une voix sortit alors du Ciel et leur dit “Est-ce pour détruire mon monde que vous êtes sortis? Retournez dans votre grotte!”

לְהַחֲרִיב עוֹלָמִי יְצָאתֶם?! חִיזְרוּ לִמְעָרַתְכֶם!

  • Talmud de Babylone, Shabbat 33b

 

Il y a quelques années chez ma cousine à Jérusalem, j’ai remarqué un cadre avec une photo en noir et blanc avec l’inscription “את חורבן עמנו לא שכחנו”, “nous n’avons pas oublié la destruction (חורבן) de notre peuple”. Je lui ai demandé qui étaient les enfants sur la photo. Elle m’a répondu que c’était une photo d’enfants en route vers les Camps de la Mort pendant la Shoah, en ajoutant : “pour moi, c’est ça le traumatisme collectif juif de notre ère, la destruction indépassable, le deuil permanent et impossible – comme la destruction du Temple (le חורבן) a dû l’être pour les sages du Talmud”. 

En relisant l’histoire de Rashbi dans sa grotte dans le traité Shabbat du Talmud il y a quelques semaines, à l’occasion de Lag Baomer, je regardais pourquoi et comment Dieu prolonge la retraite imposée par les romains. Il le fait par refus catégorique que leur sortie de confinement se solde par une destruction de la nature, en utilisant la même racine חרב, détruire, ruiner, que l’on utilise à propos du Temple de Jérusalem. Pour nous, l’une des destructions collectives et irréversibles auxquelles nous devrons faire face est déjà en marche : c’est la destruction de la planète et de ses ressources. Je me suis demandé si nous serons capable de sortir du confinement et de la pandémie pour autre chose que de la destruction. Et si nous y manquons, qui serait la voix qui nous interpellerait avant que la destruction fatidique n’advienne?

Tisha Beav, au sens strict, commémore la grande tragédie collective du peuple juif, i.e. la destruction du Temple. C’est en souvenir de cela que nous jeûnons, lisons les lamentations d’Eicha, ne portons pas de cuir, etc. Mais c’est aussi en souvenir de cet événement que les mariés juifs ont la tradition de briser un verre pendant leur mariage et que l’on a l’habitude de laisser dans sa maison un rappel visuel de la destruction, souvent en laissant un carré de mur non-peint. Mais peut-être qu’au bénéfice de ce séjour contraint dans nos grottes et la perspective d’en sortir progressivement, Tisha Beav peut être l’occasion de faire un point d’étape sur la destruction de la planète. 

L’enjeu n’est évidemment d’oblitérer le souvenir du Temple, mais d’y adjoindre cette conversation. Le Talmud comporte des pages et des pages de conversations de rabbins essayant de comprendre la responsabilité humaine dans la tragédie – et il y a là une leçon, pas juste se lamenter, mais aussi comprendre et prendre ses responsabilités. En outre, pour nos enfants, le réchauffement climatique est souvent une menace beaucoup plus connue que celle de la destruction du temple, qui peut être une réalité assez abstraite. Mettre les deux en perspectives pourrait même aider les enfants à saisir l’ampleur du drame qu’a été la destruction du temple pour le peuple juif. 

Nous sommes rentrés contraints, et souvent inquiets, dans nos grottes respectives à la mi-mars dernière. Mais progressivement, une certaine douceur s’y est développée : saluer les voisins à la fenêtre le soir, aider les personnes malades ou les soignants pour leurs courses, privilégier les produits des agriculteurs locaux en grande difficulté, etc. Cette pause a amené des difficultés financières, de garde d’enfants – et bien sûr de santé pour certains. Mais dans cette pause, nous avons aussi pu prendre du recul sur nos modes de vie : entendre des oiseaux en ville, concentrer notre consommation sur ce dont nous avions besoin, renoncer à des voyages peut-être pas si nécessaires, reprendre une activité sportive ou artistique. 

Alors que nombreux étaient ceux qui attendaient avec impatience le retour de “la vie d’avant”, le sociologue et philosophe Bruno Latour a répondu avec force dans une tribune assez médiatisée dans le journal en ligne AOC: “surtout pas!” Il invitait à ne pas gâcher l’opportunité que nous donnait cette crise de repenser, et de trier ce que l’on voulait ralentir ou accélérer, arrêter ou créer. Il ne s’adressait pas aux politiques, mais à chacun d’entre nous, en nous invitant à répondre au questionnaire suivant: 

  1. Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?
  2. Décrivez 
    1. Pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/superflue/dangereuse/incohérente 
    2. En quoi sa disparition/mise en veilleuse/substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/plus cohérente ? 
  3. Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers / employés/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?
  4. Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent / reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
  5. Décrivez 
    1. Pourquoi cette activité vous apparaît positive
    2. Comment elle rend plus faciles d’autres activités que vous favorisez; 
    3. Comment elle permet de lutter contre celles que vous jugez défavorables 
  6. Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers / employés / entrepreneurs à acquérir les capacités / moyens / revenus / instruments permettant la reprise / la création de cette activité ?

L’école a fini aussi vite qu’elle n’a temporairement repris, mais beaucoup de mouvements de jeunesse français, notamment les EEIF, ont pris la décision murement réfléchir de maintenir leurs camps d’été et colonies – évidemment avec des protocoles sanitaires renforcés. Ces cadres éducatifs seront sans doute particulièrement pertinent pour avoir ces conversations avec nos enfants. Voici quelques idées : faire répondre au questionnaire de Bruno Latour par petits groupes, envoyer une vidéo des meilleures idées aux parents voire même à la ministre de la transition écologique ou au ministre de l’éducation, les initier au tri et au recyclage (concours de la poubelle non-recyclable la plus petite, arts plastiques avec des déchets recyclés, marathon de ramassage d’ordures dans une forêt environnante), les initier à l’alimentation locale et de saison (rencontrer des agriculteurs, visiter une exploitation agricole voisine voire participer à la cueillette, concours de recettes de saison), etc. Bref – les idées ne manquent pas. Les enfants en auront sans doute encore plus que vous si vous les consultez – et tant mieux, c’est là que se joue l’avenir éducatif de nos mouvement et l’avenir de notre planète. 

Lorsque Rabbi Shimon bar Yohai sort de la grotte (avec son fils), partout où son regard se pose, il guérit, nous dit le Talmud. Contrairement à son fils, il a finalement réussi à améliorer son déconfinement et à faire de sa retraite une opportunité de protéger plutôt que de détruire. Souhaitons que notre tradition, qui nous enjoint à travers Tisha Beav à commémorer une destruction tragique et à mesurer la responsabilité humaine, nous permette de nous engager pour prévenir une autre destruction collective annoncée et guérir la planète.