Par Faustine Goldberg-Sigal

 

Ce chabbat, nous lirons la section Shlah de la Torah, dans laquelle se trouve le récit des explorateurs. Ces douze hommes sont envoyés du camp des Israélites dans le désert en éclaireurs pour donner au peuple une idée de ce vers quoi ils marchent. Rappelez-vous : la vie individuelle et collective des Israélites vient de connaître une accélération soudaine. Après des siècles d’esclavage, un homme du nom de Moïse, à qui ils n’ont jamais eu affaire, leur a annoncé qu’il les sortirait d’Egypte, au nom d’un Dieu dont ils n’avaient pas non plus forcément entendu parler préalablement. Après une série de miracles probablement aussi impressionnants que terrifiants, ils se trouvent à présent dans le désert où ils ont reçu la Torah, c’est-à-dire une alliance liant leur destin au dit Dieu. Ils sont dans le difficile processus de quitter physiquement et mentalement l’Egypte – et ils ne le font pas dans l’endroit le plus rassurant, mais bien un désert. 

 

Pour nous éducateurs, en juin 2020, deux enjeux de cette parasha me semblent offrir une excellente opportunité éducative. (On notera que cette histoire est racontée une seconde fois dans le livre du Deutéronome, mais avec certaines variations. Si vous n’avez pas le temps d’en parler avec vos élèves ou enfants ce chabbat, vous aurez donc une deuxième chance!)

 

Moïse envoie donc les douze explorateurs (un notable pour chaque tribu) avec une fiche de poste assez précise, comprenant plusieurs questions fermées. A leur retour, dix d’entre eux confirment que la terre est effectivement merveilleuse, que le lait et le miel y coulent… mais: 

 

Moses thus sends the explorers (one notable per each of the 12 tribes) with a pretty precise task description, including several close-ended questions. When they come back, ten of them confirm that the land is indeed but beautiful, flowing with milk and honey… but:

 

“Le peuple qui habite ce pays est puissant, les villes sont fortifiées, très grandes; nous y avons vu des enfants d’Anak. Les Amalécites habitent la contrée du midi; les Héthiens, les Jébusiens et les Amoréens habitent la montagne; et les Cananéens habitent près de la mer et le long du Jourdain. Nous ne pouvons pas monter contre ce peuple, car il est plus fort que nous. Et ils décrièrent devant les enfants d’Israël le pays qu’ils avaient exploré. Ils dirent: Le pays que nous avons parcouru, pour l’explorer, est un pays qui dévore ses habitants; tous ceux que nous y avons vus sont des hommes d’une haute taille; et nous y avons vu les géants, enfants d’Anak, de la race des géants: nous étions à nos yeux comme des sauterelles et c’est ainsi que nous avons dû leur sembler.” (Nombres 13:28-33)

Dans des situations de conflit avec autrui ou avec soi-même, Brené Brown invite les gens à identifier “l’histoire qu’ils se racontent”. Ici, l’angoisse des explorateurs est tangible. L’histoire qu’ils se racontent est qu’ils sont totalement sous-équipés pour affronter ce qui les attend, qu’ils pourraient tous mourir, voire que Dieu, en dépit de son alliance, les a abandonnés. Inversement, Caleb et Yehoshoua, les deux voix dissidentes, ont fait le même constat (i.e. que la terre est belle) mais ils croient en eux, dans le peuple et l’aide de Dieu. Caleb affirme avec conviction עָלֹה נַעֲלֶה, “nous monterons certainement!”. Cela m’a rappelé mes leçons de conduite où l’instructeur m’expliquait que pour bien négocier un virage en voiture, il faut regarder l’endroit vers lequel on se dirige et non l’obstacle qu’on essaye de contourner – faute de quoi on s’y précipite mécaniquement. Voici une première piste éducative, au-delà de la discussion de cette analyse textuelle. Comment apprendre à nos élèves à maîtriser “les histoires qu’ils se racontent” sur eux-même et leur entourage, de sorte que ces histoires ne soient pas des vecteur de paralysie, de peur ou de dévalorisation, mais des histoires qui leur permettent d’avancer avec courage et optimisme? De nombreuses recherches récentes en psychologie montrent que la résilience se construit, notamment par la capacité à lire volontairement des événements potentiellement traumatiques comme sources de renouveau. Cette parasha nous donne l’occasion d’aborder ce sujet avec nos élèves et d’en faire un exercice routinier. 

La seconde piste éducative découle partiellement de la première. Pour le rabbi de Loubavitch, cité par l’ancien Grand Rabbin anglais Lord Jonathan Sacks, “l’histoire que les explorateurs se racontent” n’est pas qu’ils vont échouer – mais au contraire qu’ils vont réussir. Et c’est bien cela qui les terrifie. 

“Il n’est pas difficile de trouver Dieu dans le désert, si vous ne mangez pas le fruit de votre travail et que vous comptez sur Dieu pour mener vos batailles. Dix des espions, selon le Rebbe, ont voulu vivre ainsi pour toujours. Mais cela, suggère le Rebbe, n’est pas ce que Dieu attend de nous. Il veut que nous nous engagions dans le monde. Il veut que nous guérissions les malades, que nous nourrissions les affamés, que nous luttions contre les injustices avec tout le pourvoir de la loi, et que nous combattions l’ignorance avec l’éducation universelle.”

Alors que nos élèves, de par leur âge, dans leur familles et dans nos sociétés vivent des moments de transitions lourds, en tant qu’éducateurs, nous pouvons les aider à examiner les histoires qu’ils se racontent sur eux-mêmes et leurs communautés. Sont-ce des histoires qui leur donnent du courage ou qui les retiennent? Quels sont les réussites ambitieuses qu’ils peuvent redouter? Et comment peuvent-ils, avec notre aide, puis seuls, réécrire leur histoire?