Ecrit par Faustine Goldberg-Sigal
Pourquoi faire de l’éducation juive? Pourquoi a-t-on besoin de donner de l’éducation juive, en tant qu’éducateurs ou que parents? Et pourquoi a-t-on besoin de recevoir de l’éducation juive en tant qu’enfant ou qu’adulte – bref, en tant que juif?
Cette question est LA question la plus centrale et essentielle de notre métier – voire vocation. Elle paraît même peut-être banale, lorsqu’on la lit en lettres noires sur une page de blog. Et pourtant, combien de fois par mois, ou même par an, nous la posons-nous? Peut-être à l’occasion d’un mémoire de fin d’étude, peut-être à l’occasion d’un entretien d’embauche – mais au-delà? Très vite, le “quoi” remplace le “pourquoi”: quel contenu, quelles modalités, quel support, quelle fréquence, etc.
Je me rappelle d’un de mes enseignants à l’Institut Pardes qui m’expliquait son sentiment que la dichotomie éducation formelle vs. éducation informelle avait largement été remplacée par éducation volontaire vs. éducation obligatoire. Par exemple, dans une école juive, les enfants ne choisissent pas volontairement de se joindre à l’éducation juive, mais sont déposés, plus ou moins à l’heure, tous les matins par leurs parents. Même les parents eux-mêmes peuvent ne pas choisir totalement librement d’inscrire leur enfant en école juive à cause de contraintes liées au calendrier juif (comme ne pas avoir cours le shabbat) ou à la pratique (comme la nourriture casher à la cantine). Dans un monde d’observance halachique traditionnelle, le talmud torah, i.e. l’étude de la Torah est un commandement divin, et s’y adonner n’est donc pas une démarche volontaire mais obligatoire. Des étudiants dans une yeshiva à Bnei Brak sont donc également dans un rapport obligatoire à l’éducation juive.
A l’inverse, dans un mouvement de jeunesse (et surtout à mesure que les enfants s’y engagent de plus en plus activement comme animateurs etc.), dans une Moishe House, dans un programme d’été à l’Institut Pardes, et dans des communautés juives où la notion de commandement est plus fluide, l’éducation juive est choisie volontairement par ses acteurs. Dans ces contextes spécifiques, les professionnels, les bénéficiaires et leurs parents s’ils sont mineurs, s’engagent de manière volontaire, i.e. parce qu’ils en ont envie, qu’ils pensent que l’éducation juive leur apportera quelque chose. On pourrait s’inscrire à un cours de yoga, faire des consultations médicales bénévoles, ou juste rester à la maison regarder un bon film. Le choix de l’éducation juive implique donc de s’être posé à un moment la question, même inconsciemment, et d’y avoir répondu: “Pourquoi faire de l’éducation juive?”
En vérité, cette question devrait à mon sens fonder tout effort d’éducation juive, volontaire ou obligatoire, mais force est de constater que, pris dans la routine des emplois du temps, des emails et des objectifs chiffrés, on la perd de vue.
A ce titre, la crise du Coronavirus, a représenté une occasion sans précédent. Pensez à la pyramide de Maslow : alors que les acteurs de l’éducation juive dans leur diversité étaient inquiets pour leur santé, la santé de leur proche, le maintien de leur emploi et donc de leur loyer, de leurs garde-mangers, nous avons été mis dos au mur. Pourquoi faire de l’éducation juive au coeur d’une pandémie?
Lorsque je parle à des résidents Moishe House qui sont devenus récemments des chômeurs, ou bien qui sont des travailleurs essentiels, ou bien dont les parents sont hospitalisés – pourquoi auraient-ils besoin d’éducation juive ? Le caractère extrême de cette situation m’a permis de revenir au coeur de ce que je pense être l’enjeu fondamental de l’éducation juive en général, et spécifiquement dans mon travail à Moishe House : le judaïsme est porteur de sens et le judaïsme est porteur de lien. Alors que les gens cherchent à comprendre et exprimer la tornade que nous traversons – et à partager cette expérience avec d’autres, le judaïsme est notre ressource. Il y a bien sûr d’autres ressources possibles, mais celle que nous avons à portée de main, et qui s’avère particulièrement riche et éprouvée sur ces questions, est le judaïsme. Notre religion, tant dans son histoire, ses rituels que son vocabulaire, est une succession de traumatismes et de résurrections, d’espoir dans le plan A et d’engagement dans le plan B. A vrai dire, le judaïsme que nous vivons, i.e. le judaïsme rabbinique, est par essence une réponse, un plan B, créé dans les cendres du traumatisme collectif majeur qu’a été la destruction du second Temple.
Shavouot s’est avéré être un excellent test de notre besoin de se recentrer sur le “pourquoi”. Le monde semble traverser tant de crises tellement profondes qu’il n’y a pas le temps pour une célébration cosmétique ou superficielle de cette fête. S’il s’agit de ressentir une joie passagère, on n’a qu’à mettre un peu de musique et faire un bon repas. On ne pourra pas célébrer Shavouot comme si de rien n’était – et on ne pourra pas vivre notre quotidien, sans le confronter aux questions de Shavouot. (Ou bien peut-être qu’on choisira délibérément de célébrer Shavouot en décidant de s’efforcer de ne pas penser et parler du Coronavirus, mais ce serait encore une réponse à la situation, par la négative.)
Alors que nos résidents de par les Moishe House du monde se préparent à Shavouot, nous avons vu, sous différentes manières, émerger la question du rapport intergénérationnel et des réponses aussi belles que simples au drame de l’isolement physique et social des personnes âgées dans les sociétés occidentales. A Sydney, Luis et Michelle vont enseigner à leur communauté lors du Tikoun Leil Shavouot “La Torah que nous recevons de nos grands-parents” : comment nous pouvons (et devrions) apprendre et transmettre la Torah, et ainsi vivre la Révélation du Sinaï à une échelle personnelle à travers leurs récits, recettes et objets. A Paris, Dan et Léa, après avoir passé des centaines d’heures à faire des courses pour des personnes âgées isolées, vont demander à la grand-mère d’une de leurs amies de leur donner un cours sur texte – afin que cette personne sorte de son isolement, et que leurs amis voient une personne âgée non en position de bénéficiaire assistée, mais d’actrice qui contribue. A Rome, Alessandra, Alessandro et Valentina ont commencé à collecter et diffuser à travers leurs newsletter mensuelles les histoires passées et présentes des grands-parents de leur communauté. A Barcelone, Gabi a pu inviter ses grands-parents néo-zélandais à se joindre par Zoom aux événements qu’elle organise avec ses colocataires. A Jérusalem, Sara, Oshik, Bracha et Shraga ont passé du temps à aider des personnes âgées à installer et utiliser des outils tels que WhatsApp, Skype, Zoom, etc. pour qu’ils ne perdent pas contact avec leurs proches. Et il y a sans doute encore des dizaines d’exemples dont je n’ai pas connaissance.
A travers toutes ces initiatives, nos résidents ont apporté une réponse saisissante à la question “Pourquoi faire de l’éducation juive?” et “Pourquoi faire Shavouot?”. Nous ferons Shavouot parce que notre tradition nous donne, à travers cette fête, une opportunité consciente d’apprendre et de transmettre, de nous lier aux générations qui nous précèdent et de préparer le terrain pour celles qui viennent, de trouver dans une conversation millénaire des ressources de sens et le sentiment d’un lien tangible avec des gens, qu’ils soient proches physiquement, géographiquement, temporellement, ou non. Shavouot sera notre occasion, notre langage – et notre exhortation à créer, au milieu de la pandémie, du sens et du lien à travers le rapport intergénérationnel. Cet engagement de sens spécifique à Shavouot pourrait et devrait être tangible, d’une autre manière, dans chacune des initiatives d’éducation juive que nous prenons.
Aucune de ces questions ne devrait représenter une nouveauté, ou un changement de paradigme, ni le fait de se poser activement la question du “pourquoi” sur notre métier, ni de chercher à honorer nos anciens. Mais la crise du Coronavirus a certainement représenté une occasion unique de s’en souvenir et d’y répondre avec créativité et courage. Lorsque cet épisode se terminera, à nous tous de faire en sorte que la question “Pourquoi faire de l’éducation juive?” continue de guider quotidiennement et concrètement nos efforts, et que les révélations que nous avons eu sous la pression deviennent des engagements à long-terme.
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