Ecrit par Olya Elshansky, traduit de l’Anglais par Faustine Goldberg-Sigal. 

 

Il est important pour moi de clarifier d’abord que les questions exprimées dans cet article sont rhétoriques – du moins en ce qui me concerne. Je pose ces questions et vous invite à y réfléchir avec moi pour mieux comprendre les enjeux auxquels j’ai été confrontée alors que je préparais l’un de mes séminaire d’étude juive. 

Vers la fin 2019, dans la ville de Trakai en Lithuanie, Moishe House a organisé un séminaire éducatif intitulé “Pourquoi la Hallah a-t-elle été vexée par le vin?”. Le sujet n’a pas été choisi au hasard ; tous les séminaires Moishe House sont soigneusement sélectionnés non seulement pour leur contenu intellectuel éducatif mais aussi pour leur apport pratique. En d’autres termes, l’objectif principal d’un séminaire n’est pas seulement la transmission de savoirs, mais encore de former les participants à des pratiques qu’ils puissent ramener à leurs communautés et leur programmation éducative. 

C’est dans ce cadre que nous avons convenu qu’une conversation sur l’importance des seudot, i.e. repas rituals, dans la tradition juive serait parlante pour nous et nos participants – car tout éducateur juif fait un jour ou l’autre face à la demande de prendre part, voire diriger des rituels liés à la nourriture. Nous savions immédiatement qui notre enseignant invité serait: un mashgiach, i.e. une personne si savante dans les lois et coutumes alimentaires juives qu’il pourrait superviser la kashrut les yeux fermés. 

Le reste de la préparation du séminaire a été une expérience fascinante. Le sujet était ample et les idées de sessions diverses. Pendant la planification, nous avons été soumis à diverses questions inattendues. Par exemple, je me suis un jour trouvée dans le bureau d’un rabbin, devant sa femme et lui, essayant de lui expliquer que notre cible principale était laïque et que nous cherchions une approche “traditionaliste plutôt que religieuse” pour les sessions. Le rabbin m’a répondu “mais comprenez-vous que ces deux concepts sont identiques?” Je me suis alors rendu compte que nous regardions cette question avec deux perspectives totalement différentes. Du point de vue d’une personne religieuse, tradition et religion sont inextricablement mêlées – mais qu’en est-il du point de vue d’une personne plus laïque? Les voit-elle de la même façon? Avec cette question cruciale en tête, j’ai pris congés de mon rendez-vous. 

Comme l’on peut s’y attendre, à la toute première session du séminaire, lors qu’une conversation sur ce qui constitue ou non une seudah, cette question est revenue en première ligne. Du point de vue d’une personne religieuse, Dieu est présent à la seudah. On peut s’en rendre compte facilement par les prières lues avant et après le repas, les lois par lesquelles la nourriture est choisie et les plats préparés et l’histoire des rituels du repas. Néanmoins, pour les participants non-religieux assis dans le cercle à cette première session, apprendre la nature religieuse des repas rituels auxquels ils avaient déjà pris part revenait à remettre en question leur légitimité, voire droit à prendre part au repas sans être religieux !  

Il est clair pour moi qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise opinion dans ce débat. Il est aussi clair que ces questions posent de nombreuses questions quant à la manière dont on mène des débats avec et entre différents publics, notamment dans la façon dont on parle des traditions juives. Le plus pertinent pour moi, et je pense pour de nombreux participants, était la quesion de savoir si nous avons éthiquement le droit à faire des rituels comme la bénédiction sur la halla, le vin ou même allumer des bougies de hannukah, quand on ne croit pas à ces mots. N’est-ce pas de l’hypocrisie? Cette question a de nombreuses ramifications. Comment parle-t-on des personnages bibliques sans être sûr qu’ils aient existé? Beaucoup de penseurs juifs ont essayé de lier des approches religieuses et scientifiques. Par exemple, le Rabbin A. I. Kook a écrit à propos d’un compromis entre la théorie de l’évolution et les enseignements kabbalistiques.:

Aujourd’hui, la théorie de l’évolution conquiert le monde de plus en plus, et plus que toute autre théorie philosophique, elle correspond aux secrets des enseignements kabbalistiques. L’évolution sur le chemin de la croissance donne un fondement optimiste au monde. Comment pourrions-nous désespérer à une époque où nous voyons se développer et s’élever? Quand nous nous immergeons dans le sens profond de l’évolution croissante, nous trouvons un élément divin qui brille d’une absolue brillance. C’est l’Infini qui peut réellement se transformer en un Infini de potentiel.”  – Orot HaKodesh 2:537

Cette citation illustre comme le croyant peut trouver une place à des choses qui auraient pu ne pas s’intégrer dans son système de croyances. Mais ces mots sont écrites par une personne religieuse. Une personne laïque n’accepterait pas cette explication et ne trouverait pas de solution à la dissonance entre son désir de tradition et ses croyances non-religieuses. 

Pour moi, la question que cela soulève réellement est celle de notre responsabilité d’éducateurs. Enseignons-nous à l’élève laïc? Ou à l’élève religieux? Ou bien essayons-nous de trouver un équilibre?

En repensant à ça, je dois admettre le poids des différents acteurs impliqués dans tout processus éducatif. Lorsque l’on enseigne à un enfant, il y a l’enseignant, l’enfant et ses parents. Dans une telle situation, on ne prépare pas nos leçons dans un vide abstrait, libre de toute influence : nous les préparons avec des besoins et désirs particuliers en tête. Toutefois, lorsque nous choisissons nos sujets et élaborons nos programmes, il est important non seulement de se souvenir des étudiants dans la classe, mais encore de rester honnête vis-à-vis de soi-même. Cela implique d’introduire des idées alternatives et de donner aux étudiants des opportunités de former leur propre opinion à partir des informations transmises. 

En Suède, à Paideia, l’Institut Européen pour l’Education Juive, des jeunes gens de toute l’Europe passe un an à faire des études juives de manière intense. En plus de proposer de la formation en continu à des éducateurs juifs, Paideia publie périodiquement des nouveaux matériels didactiques. Parmi ceux-ci, les “Cartes Paradigme” permettent d’aborder la pensée juive de différentes époques et cultures. Quand les étudiants et enseignants créent ces matériels, ils cherchent à répondre pour eux même à plusieurs questions: 

  • De quoi vous sentez-vous le plus proche dans le Judaïsme ou la tradition juive – et que voudriez-vous préserver?
  • De quoi ne vous sentez-vous pas proche dans le Judaïsme ou la tradition juive – et qu’êtes-vous prêt à refuser?
  • En dialogue avec les autres cultures, qu’est-ce que le Judaïsme peut donner et recevoir? 

A mon avis, des questions telles que celles-ci mettent les traditions juives au coeur d’un dialogue et sont sans doute beaucoup plus précieuses que les réponses qu’on pourrait y trouver. 

 

Olya Elshansky est la Directrice de l’Éducation Juive de Moishe House pour les communautés russophones.