Illustration (c) Centre Culturel Dalâla

Propos recueillis par Faustine Goldberg-Sigal

Yohann Taïeb est agrégé d’arabe, co-fondateur du jeune Centre Culturel Dalâla, né de la rencontre d’enfants et de petits-enfants de Juives et de Juifs d’Afrique du Nord qui ressentent l’envie et le besoin de connaître ou faire connaître, comprendre, se (ré-)approprier et transmettre les cultures dont ils héritent. Cette association a pour ambition de promouvoir les cultures juives d’Afrique du Nord, savantes et populaires, par le biais, notamment, de conférences, d’ateliers, d’expositions et de cours de langue.

Il nous raconte son parcours et sa vision – et comment l’apprentissage et l’enseignement de l’arabe ont façonné son rapport à son judaïsme. 

 

Faustine Goldberg-Sigal : Qui es-tu et comment l’arabe est-il arrivé dans ta vie ?

Yohann Taïeb : Je suis Français d’origine juive tunisienne et j’ai toujours été intéressé par la partie tunisienne de mon identité. Cet intérêt s’est manifesté par un goût pour les langues, l’arabe et l’hébreu. J’ai commencé à étudier l’arabe de manière académique vers l’âge de 20 ans. Avant cela, je ne parlais presque rien de cette langue outre ce que j’entendais dans ma famille, qui n’est pas arabophone. J’ai donc appris l’arabe et l’hébreu pendant un certain nombre d’années puis ai passé deux années en Tunisie où j’ai préparé l’agrégation d’arabe. J’ai pu voir qu’il y avait une communauté juive à Tunis et Djerba. J’ai ensuite fait un Master en linguistique. Après avoir obtenu l’agrégation d’arabe, je suis devenu professeur d’arabe il y a 5 ans. 

 

FGS : Comment comprends-tu cet attachement à l’arabité ou la nord-africanité chez des Juifs de ta génération ?

YT : J’ai progressivement pris conscience de mon attachement à une certaine forme d’arabité ainsi qu’à l’espace culturel nord-africain. J’ai décidé d’apprendre sur ces sujets puis de vivre dans plusieurs pays arabes. J’ai souvent senti chez moi, ainsi que chez mes congénères et coreligionnaires, un même désir sans trouver vers quoi se tourner. De fait, on connaît mal cet héritage, notamment la langue arabe. Nous venons après une ou deux générations (celle de l’émigration et celle d’avant) qui se sont beaucoup francisées déjà depuis l’Afrique du Nord et qui ont voulu couper avec cette tradition millénaire dont elles étaient le vecteur. Or le rapport à la langue arabe est crucial : nos ancêtres ont été arabophones et berbérophones pendant des siècles et tout s’est arrêté en une génération. Perdre une langue, bien que ce soit explicable historiquement, génère un sentiment de vide. Comme le dit parfois Jonas Sibony, avec qui j’ai co-fondé le Centre, on ressentait très fortement en nous la présence de cette absence. L’auteur juif marocain Edmond Amran Elmaleh a écrit un livre intitulé Mille Ans, Un Jour. Il y décrit la fin brutale de toute cette vie juive en Afrique du Nord. La brutalité de cette rupture peut avoir conséquences négatives sur la psyché de nos générations. En même temps, notre génération peut vivre ce rapport sans complexe parce qu’elle ne partage pas le traumatisme du départ. Nous sommes un certain nombre à essayer de transformer cette absence en définition positive, et à essayer de la transmettre. Si nous ne la transmettons pas, elle se perdra définitivement ce qui serait une perte pour la diversité du judaïsme.

 

FGS : Comment est né le projet du Centre Culturel Dalâla ?

YT : J’ai commencé à donner des cours d’arabe à des hébraïsants l’année dernière. La demande n’est pas très massive – mais elle existe. Au fur et à mesure de l’année, j’ai compris que ça pouvait permettre à des Juifs d’origine d’Afrique du Nord de se réapproprier leur nord-africanité. Pour moi, cette reconnexion passe par la langue arabe même si les réalités linguistiques de l’Afrique du Nord sont complexes. Pour d’autres, cela peut évidemment passer d’autres formes culturelles. J’en ai parlé à un ami et collègue, Jonas Sibony, professeur d’hébreu et de judéo-arabe, lui-même d’origine juive marocaine, qui a un profil assez similaire au mien. (ndlr : l’article «Ironiquement, je me suis reconnecté à l’arabe en préparant ma bar mitzvah» raconte leurs parcours croisés). 

On a cherché comment rassembler toutes ces questions : comment nous définissons-nous par rapport à l’Afrique du Nord ? Comment rendre cette définition positive, c’est-à-dire en nous positionnant autrement que comme des Juifs non-ashkénazes et des Africains du Nord non-musulmans ? 

 

FGS : Que se passe-t-il au Centre Dalâla ?

YT : Nous avons créé le Centre comme une association culturelle dans laquelle les cours d’arabe pour hébraïsants et d’hébreu pour arabisants occupent une place importante, mais nous comptons proposer aussi d’autres activités telles que des conférences, des ateliers de cuisine, des projections de films, des concerts, etc. En ce qui concerne les cours d’arabe que je donne, je trouve incroyablement émouvant d’entendre des Juifs de ma génération dire en arabe “je suis d’origine marocaine”, “je suis d’origine tunisienne”. Les cours d’hébreu s’adressent à un autre type de public : des Français d’origine nord-africaine, musulmane qui sentent en miroir le vide qu’on ressent en nous. Ils décrivent le sentiment d’avoir été amputés d’une partie d’eux-mêmes avec l’émigration massive des Juifs d’Afrique du Nord. Ce sentiment est palpable au Maroc mais également en Tunisie où le processus de démocratisation engagé en 2011 a permis l’émergence d’une société civile active. Dans ce sillage, la question des minorités en Tunisie a commencé à susciter la curiosité. Le judaïsme tunisien et ses Juifs deviennent plus visibles. Depuis la France, notre prise de conscience est concomitante de ce phénomène.

 

FGS : Est-ce que les deux groupes (arabisants et hébraïsants) interagissent ?

YT : Les cours ont lieu à des horaires différents, donc les deux groupes se croisent plus qu’ils ne se rencontrent. Mais nous avons organisé une soirée dans un bar pour les deux groupes il y a quelques semaines. Cela dit, cette interaction n’est pas notre objectif premier, même si de fait, elle a lieu. Nous sommes pleins de bienveillance à l’égard de la culture arabo-musulmane, mais nous ne sommes pas une instance de dialogue judéo-musulmane. Notre priorité est la transmission positive d’une culture, celle des Juifs d’Afrique du Nord. Si nos activités ont pour effet indirect est une meilleure compréhension entre les gens, avec plaisir !

Remarquons que nous partageons des problématiques communes avec les Français musulmans originaires d’Afrique du Nord, notamment celle du rapport à la question de l’émigration et à la transmission de la culture. Juifs ou Musulmans, nous sommes souvent des enfants de la deuxième ou de la troisième génération d’immigrés. On se pose des questions : que faire de cet héritage ? Dans les prochaines étapes de notre projet, nous souhaiterions constituer des groupes de paroles sur ce sujet de l’identité juive d’origine nord-africaine post-migratoire. Nous nous interrogeons sur l’opportunité d’inviter des descendants d’immigrés nord-africains non-juifs. 

 

FGS : Quel rapport entretenez-vous avec les mouvements d’enfants d’émigrés nord-africains qui se développent en Israël ?

YT : La culture que nous promouvons est diasporique. Nos aînés n’ont pas fait le choix de s’installer en Israël même si nous sommes nombreux à avoir de la famille dans ce pays. En Israël, certaines formes de diversité juive prennent parfois un tour folklorique que nous souhaitons éviter. Nous nous intéressons évidemment à ce qui s’y passe, ne serait-ce que parce que l’écrasante majorité des émigrés juifs marocains s’y trouvent. Les expériences sont un peu différentes mais se rejoignent. Le travail d’une artiste comme Neta Elkayam nous intéresse beaucoup et nous serions heureux de l’inviter si nous organisions un festival d’ici à la fin de l’année avec de la musique et conférences. 

 

FGS : Comment réagissent tes parents et grands-parents à ce projet ? 

YT : J’ai quitté le domicile familial pour aller vivre en Egypte à 21 ans et on avait peur pour moi : peur que je parte dans un pays arabe, peur de l’antisémitisme, etc. J’ai résisté, et aujourd’hui ils ont admis mon intérêt pour la culture arabe, sans doute aussi grâce à la légitimité que m’a conféré l’agrégation. Je suis devenu le référent familial pour l’arabe, la culture judéo-arabe et la Tunisie. Je me suis beaucoup rapproché de ma grand-mère tunisienne, parce que je m’intéresse beaucoup à sa culture. Il lui reste des expressions, des proverbes – je les note sur mon téléphone ou dans un carnet à chaque fois que je vais la voir. Progressivement,mon entourage est passé de l’impression que mon projet était bizarre à une certaine forme de fierté. J’ai l’impression que plusieurs membres de ma famille ont pu se reconnecter récemment à leur tunisianité. Quand je vivais en Tunisie, mon père et mon oncle m’ont rendu visite, alors qu’ils n’y étaient pas retournés depuis des dizaines d’années. Ca a été difficile de les convaincre et une fois sur place, c’était moi le guide, l’interprète. Ma famille ne parle pas suffisamment arabe pour être indépendante. J’avais le sentiment de nous avoir reconnectés à quelque chose.

 

L’association s’inscrit pour eux dans cette lignée. Ils me posent beaucoup de questions, m’encouragent beaucoup. En parallèle, j’observe que de plus en plus de Juifs nés là-bas deviennent décomplexés sur cette origine : ils écoutent de la musique arabe, postent des choses liées à ces sujets sur Facebook, etc. Certains sont restés dans l’incompréhension de notre intérêt (“l’arabité ça appartient à notre passé”) et d’autres sont enthousiastes. On propose par exemple un atelier cuisine, animé par la tante d’une des membres de l’association, qui était très contente de transmettre ses recettes. 

 

Le message qui a fini par germer dans ma tête et qui prend dans celles des élèves est que l’arabe n’est pas la langue de l’autre, mais bien la nôtre, même si on en a perdu l’usage spontané. Nous sommes légitimes à nous y intéresser, à l’étudier, à la pratiquer, bref : à nous l’approprier, puisque c’est le vecteur d’une culture dont nous héritons. Et en tant que Juifs, on a quelque chose à dire sur l’arabe. Par exemple, le judaïsme médiéval a largement été formulé en arabe par des gens comme Maïmonide, par exemple, dont le travail irrigue jusqu’à aujourd’hui la pensée juive. D’ailleurs, nous allons proposer un atelier d’étude des textes de Maïmonide dans la langue dans laquelle ils ont été écrits, c’est-à-dire en arabe. En outre, en tant que Français, nous sommes citoyens d’un pays où vivent de nombreux arabophones. 

 

FGS : Quel est l’horizon du Centre ?

YT : Nous voulons être une association hipster ! Notre démarche est générationnelle : il nous semble que les associations de natifs sont souvent tournées vers le passé, entretenant une certaine forme de nostalgie. Nous aussi, nous pouvons éprouver une sorte de nostalgie, ressentir le vide de ces lieux inconnus. Et même en visitant aujourd’hui les pays d’origine de nos aînés, on peut ressentir ce vide-là. Si je prends mon exemple personnel, il m’est arrivé de me sentir plus en Tunisie dans le salon de ma grand-mère en banlieue parisienne qu’à Tunis-même. Donc oui, nous ressentons une certaine forme de nostalgie, mais nous souhaitons la dépasser. Les cultures juives sont protéiformes par nature, elles évoluent sans cesse et nous ne souhaitons pas figer dans le passé celle dont nous héritons. Beaucoup de jeunes qui fréquentent nos cours se posent toutes ces questions quant à leur héritage. Est-ce qu’on le laisse partir ou est-ce qu’on se l’approprie ?

 

FGS : Comment vous rejoindre ?

YT : Les cours de langues ont commencé et a priori, la prochaine session commencera l’année prochaine. Mais d’ici là, nous communiquons régulièrement sur nos activités via notre page Facebook (cliquer ici) ou notre site internet (cliquer ici) et tout le monde est invité à y participer. Enfin, il est possible d’adhérer au Centre Culturel Dalâla et de faire des dons. Nous allons commencer à rechercher des financements institutionnels dans les mois qui viennent.